lundi 4 janvier 2021

Entretien. Le ministère allemand des affaires étrangères a commandé à l’ONG Counter Extremism Project (CEP) un rapport sur le risque terroriste de l’ultradroite, et confié au politologue Jean-Yves Camus, le directeur de l’Observatoire des radicalités politiques (Fondation Jean-Jaurès), l’analyse de la situation française. Question : Quel risque l’ultradroite fait-elle courir en France ? Ce risque est secondaire par rapport à celui de l’islam radical. Le pays n’a connu depuis le début des années 1990 que très peu d’attentats venus de l’ultradroite, d’ailleurs tous déjoués ou manqués, alors que, depuis 2012, 263 personnes ont été tuées par des islamistes radicaux et que des centaines d’autres ont été blessées. L’ultradroite en France a un potentiel militant à peu près constant depuis une quinzaine d’années. Une note des renseignements généraux de 2005 estimait entre 2 500 et 3 500 le nombre de militants et sympathisants. En 2020, on est toujours autour de 1 000 personnes pour le noyau dur, et 2 000 suiveurs. C’est bien moins qu’en Allemagne, où les services de renseignement estiment le nombre de militants à 33 430, dont 13 000 sont « gewaltorienterte », c’est-à-dire « orientés vers la violence ». En France, Laurent Nuñez, le coordonnateur national du renseignement, avait indiqué, le 4 octobre, que seulement cinq complots d’extrême droite avaient été recensés en France depuis 2017. Question : Tous démantelés… Oui, et ils avaient des niveaux de préparation variables. En juin 2017, près de Marseille, Logan Alexandre Nisin, 21 ans, est arrêté pour avoir projeté de tuer le ministre de l’intérieur de l’époque, Christophe Castaner, et le député LFI Jean-Luc Mélenchon. Il avait mis en place une organisation très intelligemment baptisée « OAS », Organisation de l’armée secrète, ce qui était déjà de nature à éveiller quelques soupçons. Passé par presque tous les groupuscules de sa région, déçu par leur manque de capacité ou de volonté de passer à l’action terroriste, il avait décidé d’agir en toute petite cellule. Le complot de l’Action des forces opérationnelles (AFO), en 2018, est singulièrement différent : il impliquait des militants de 32 à 69 ans, qui avaient souvent servi dans la police, l’armée ou la gendarmerie. Ils se préparaient à une « guerre civile » contre la prétendue islamisation de la France, et avaient envisagé d’empoisonner de la viande halal dans des supermarchés, de cibler des radicaux islamistes libérés de prison, des imams et des femmes portant le hidjab choisies au hasard. Question : Le groupe AFO est-il atypique ? Oui, parce que sa sociologie est particulière, elle tranche avec l’idée préconçue selon laquelle l’ultradroite est composée de post-adolescents vivant en marge de la société. Eux avaient des profils sociaux de gens bien insérés. Mais le plus intéressant, c’est l’idée sous-jacente : celle d’un peuple français qui n’est plus protégé par ceux qui ont mission de le faire, la gendarmerie, la police et l’armée, l’Etat en général. C’est un débat doctrinal très ancien à l’extrême droite, des théoriciens de la droite radicale italienne dans les années 1950 avaient élaboré le concept des « corps sains de l’Etat », c’est-à-dire ceux qui, selon eux (Julius Evola notamment), dans ce monde décadent, incarnaient encore les piliers des valeurs traditionnelles et pouvaient se mobiliser contre la « subversion », notamment la police et l’armée. Or, les gens d’AFO estiment que ces supposés corps sains n’agissent plus, selon une interprétation elle aussi assez ancienne et popularisée pendant la guerre d’Algérie : les chefs seraient vendus, voire « émasculés ». Les officiers supérieurs seraient des administratifs, des courtisans, des politiciens, seuls les soldats et les sous-officiers seraient fidèles aux valeurs de la patrie et de l’honneur. On retrouve ces critiques, à l’ultradroite, contre la « mollesse » du général de Villiers. Les Corps francs de l’Allemagne d’après 1918 étaient des sous-officiers et des soldats. Roger Holeindre, l’ancien vice-président du Front national, a écrit un livre qui s’appelait Requiem pour trois sous-off [Heligoland, 2009]. Question : Le troisième complot visait Emmanuel Macron… C’est, en 2018, celui dit « des Barjols », qui visait à tuer le chef de l’Etat avec un couteau en céramique, et les personnes arrêtées avaient toutes des liens avec la droite radicale. La personne du président Macron et celle de son épouse ont suscité, dès son élection, un niveau de haine, dans ces milieux radicaux, supérieur à celui contre François Hollande au moment du « mariage pour tous ». Avec, chez eux, une pincée complotiste antisémite – Emmanuel Macron serait l’homme des Rothschild –, une connotation sexuelle en raison de son couple atypique, et une connotation sociale : Macron, c’est l’homme du mondialisme, des banques, ce qui lui donne une nature quasi démoniaque. Deux autres tentatives ont été déjouées, celles d’un ultranationaliste de 25 ans, interpellé à Argenteuil (Val-d’Oise), fasciné par le néonazi norvégien Anders Behring Breivik, qui avait tué 77 personnes en 2011. Il envisageait de s’en prendre aux « musulmans, juifs, Noirs, homosexuels » et, lui aussi, au chef de l’Etat. Enfin, un ancien militaire, devenu vigile et lourdement armé, a été arrêté à Limoges en mai. Il était lui aussi un admirateur des tueurs de masse et entendait s’en prendre à la communauté juive, mais son degré de préparation était, là encore, extrêmement embryonnaire. Question : Ces complots ont-ils des points communs ? Le point commun réside dans un très profond sentiment d’exaspération et le sentiment d’être les seuls « patriotes », ils ne se définissent pas comme d’extrême droite. Ces gens ont l’impression d’être face au mur. Beaucoup d’entre eux n’ont pas de formation politique, n’étaient pas dans les radars de la police. Avec ce vivier de mille personnes régulièrement suivies et correctement cataloguées, on a une cartographie précise de l’ultradroite militante, de ses réseaux, de ses groupuscules. Mais il y a ensuite les inconnus, ceux qui sont à peine dans le deuxième cercle. Le Rassemblement national (RN) a-t-il repoussé les ultras sur ses franges ? Dès que Marine Le Pen a pris la présidence du parti, elle a mis fin à la double appartenance avec les groupuscules, dont le principal était L’Œuvre française. Elle a compris que, si le Front national n’a jamais pu passer d’alliance avec la droite, c’est en raison de l’antisémitisme et du négationnisme. Avant l’été 2011, elle renvoie les membres de L’Œuvre française, puis il y a d’autres mises à l’écart. Depuis, les candidats aux fonctions électives voient éplucher tous leurs comptes sur les réseaux sociaux. Le RN repousse à sa droite tous ceux qui pensent que Marine Le Pen a trahi. Mais que pense réellement la « base militante » ? Et ceux qui ne s’expriment pas ? Il est difficile de mesurer le degré de radicalité idéologique de l’électeur ou du militant qui ne se fait pas connaître. Chaque semaine, dans les colonnes de Rivarol, d’anciens militants expliquent que le RN est tombé du côté de l’ennemi, mais quelle perspective offrent ces publications ou ces groupuscules ? La présidentielle est verrouillée par le système des parrainages, aucune candidature ne peut émerger à droite de Marine Le Pen. Aux européennes de 2019, la Dissidence française, une liste ultra, n’a obtenu que 4 569 voix. Quant à celle que pilotait Renaud Camus, elle s’est sabordée avant le jour du vote. Il n’y a pas d’espace politique à l’ultradroite. Ce n’est pas si rassurant d’ailleurs, parce que le risque existe d’exprimer sa colère autrement. Question : Y a-t-il une tentation terroriste dans les groupuscules organisés ? Je crois qu’on se trompe sur la nature du lien entre groupuscules et risque terroriste. L’affaire Logan Nisin, en elle-même assez pitoyable, est intéressante. L’homme avait fréquenté notamment l’Action française et les Jeunesses nationalistes, dissoutes en 2013 ; il avait écumé à peu près tous les groupuscules de sa région. Loin d’avoir été poussé au terrorisme, il a voulu passer à l’acte parce qu’il n’avait pas trouvé son content dans ces groupes. Dans pratiquement tous les cas, ceux qui ont été appréhendés ont basculé dans un projet terroriste parce qu’ils ne se reconnaissaient évidemment pas dans le RN, mais pas davantage dans un quelconque groupe radical. En faisant finalement une critique assez juste de ces groupuscules, même s’ils en tirent des conclusions erronées et dangereuses : l’ultradroite est un bouillon de culture qui offre une sociabilité, qui parle et publie beaucoup, qui fixe certes les gens dans des permanences idéologiques, mais d’où n’émanent guère d’actions. Or, ces gens ont une obsession : « le grand remplacement », voire la race. La nécessité d’une guerre ethnique pour reconquérir l’espace des peuples blancs. Dès lors, le risque principal est qu’un individu veuille monter sa petite entreprise, lassé de cette extrême droite de témoignage, qui se complaît dans le commémoratif, se réunit tous les 6 février pour la mort de Robert Brasillach, fusillé en 1945, tous les 20 novembre pour la mort de Franco, voire tous les 20 avril pour Hitler. Cet aspect mémoriel, pas plus que la lecture de Maurras ou de la nouvelle droite, n’offre aux ultras ce qu’ils attendent : l’ultime confrontation des civilisations. C’est une maladie infantile de cette mouvance, ces gens ont compris que leur impact était minime et n’ont donc pas d’impératif d’unité. Chaque groupe, au fond, poursuit sa marotte, et témoigne surtout de son goût pour la retraite aux flambeaux.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire