jeudi 28 juillet 2022
Sur son blog littéraire, Pierre Assouline vient d'écrire ceci :
Sylvie Germain cible de la haine de la culture
LE 25 JUILLET 2022
La vie littéraire est pleine de surprises mais toutes ne sont pas heureuses. Vous êtes un écrivain connu, loué et respecté ; vous vous tenez à l’écart des vaines polémiques du petit milieu tant par goût que par tempérament ; vous vous contentez de vous consacrer à votre œuvre à l’écart du microcosme en toute sérénité ; et en publiant en 1989 un livre intitulé Jours de colère couronné du prix Femina, vous n’imaginez pas un instant que plus de trente ans après il vous reviendrait en pleine figure comme un boomerang à retardement historique accompagné d’un flot de haine, de violence, d’insultes dont Twitter, Instagram, Tik Tok se font complaisamment la chambre d’écho urbi et orbi.
Certains s’y résignent au motif que l’époque veut ça, qu’il faut être de son temps, qu’il ne sert à rien de résister aux nouvelles technologies. Certains mais pas tous. Pas Sylvie Germain (Chäteauroux, 1954) qui en est la victime depuis le mois dernier. Philosophe de formation de culture et de sensibilité catholiques, auteure d’un mémoire sur la notion d’ascèse dans la mystique chrétienne, ancienne fonctionnaire au ministère de la Culture, elle n’avait pourtant rien demandé à personne, n’exigeait rien, ne réclamait rien. Ses livres vivent leur vie et la nave va.
Seulement voilà, de nos jours, on a beau fuir l’époque, celle-ci vous rattrape par le collet. Son crime ? De son propre fait, aucun. Mais il se trouve que ceux qui décident des sujets du bac de français (la direction générale de l’enseignement scolaire après consultation des recteurs d’académie et de l’inspection générale de l’éducation nationale) avaient gardé un excellent souvenir de ses Jours de colère, notamment le chapitre où il est question d’hommes des bois, tout de dureté et de solitude, qui ont façonné les forêts du Morvan à leur image. Ses responsables en ont donc isolé un extrait en demandant aux candidats de le commenter littérairement, non sans avoir précisé que l’action se situait dans un passé indéterminé, et en prenant soin d’expliquer dans des notes de bas de pages des mots tels que « venelles » et « séculaires », principe de précaution qui déjà en dit long sur le niveau supposé des candidats. A l’épreuve du bac pro, il avait fallu expliquer « sanglot » ; et « ludique » a été compris comme synonyme de « dangereux »…
Ils étaient hommes des forêts. Et les forêts les avaient faits à leur image. À leur puissance, leur solitude, leur dureté. Dureté puisée dans celle de leur sol commun, ce socle de granit d’un rose tendre vieux de millions de siècles, bruissant de sources, troué d’étangs, partout saillant d’entre les herbes, les fougères et les ronces. Un même chant les habitait, hommes et arbres. Un chant depuis toujours confronté au silence, à la roche. Un chant sans mélodie. Un chant brutal, heurté comme les saisons, — des étés écrasants de chaleur, de longs hivers pétrifiés sous la neige. Un chant fait de cris, de clameurs, de résonances et de stridences. Un chant qui scandait autant leurs joies que leurs colères.
Car tout en eux prenait des accents de colère, même l’amour. Ils avaient été élevés davantage parmi les arbres que parmi les hommes, ils s’étaient nourris depuis l’enfance des fruits, des végétaux et des baies sauvages qui poussent dans les sous-bois et de la chair des bêtes qui gîtent dans les forêts ; ils connaissaient tous les chemins que dessinent au ciel les étoiles et tous les sentiers qui sinuent entre les arbres, les ronciers et les taillis et dans l’ombre desquels se glissent les renards, les chats sauvages et les chevreuils, et les venelles1 que frayent les sangliers. Des venelles tracées à ras de terre entre les herbes et les épines en parallèle à la Voie lactée, comme en miroir. Comme en écho aussi à la route qui conduisait les pèlerins de Vézelay vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Ils connaissaient tous les passages séculaires2 creusés par les bêtes, les hommes et les étoiles. La maison où ils étaient nés s’était montrée très vite bien trop étroite pour pouvoir les abriter tous, et trop pauvre surtout pour pouvoir les nourrir. Ils étaient les fils d’Ephraïm Mauperthuis et de Reinette-la-Grasse ».
L’enseignement, elle ne l’a pratiqué que dans un contexte particulier, sept années durant il y a longtemps au lycée français de Prague. N’étant pas abonnée aux réseaux sociaux, elle n’a eu connaissance de ce torrent de boue que par le florilège qu’on lui a montré :
« Vieille salope en fin de vie, tu m’as niqué mon bac, je te niquerais la gueule après t’avoir violée » etc
Air trop connu. Impardonnable, selon eux, d’avoir usé de mots tels que « saillant », « scander » ou « clameurs » jugés hermétiques. Sans aller jusqu’à porter plainte, elle a déposé une main courante sur conseil de ses proches, sait-on jamais, d’autant que dans la ville de province où elle vit, elle habite devant un lycée et qu’elle pense, sincèrement, que « prof est devenu sport de combat ». Elle juge cette affaire grotesque, absurde, désolante et se dit avant tout blessée par ce dont elle est le symptôme : la haine de la culture, l’ignorance de la langue, les refus de la société, du legs, de la transmission et du pays dans lequel ils vivent. « Imaginez s’ils avaient eu à commenter un texte de Pascal Quignard ou de Pierre Michon, ils seraient tombés en convulsions ! » lance-t-elle dans un éclat de rire, avant tout effondrée par l’indigence de la polémique :
« C’est déjà de la pensée de meute, à supposer que ce soit de la pensée, prenons-le comme un signal de détresse ».
Le mal à la racine, c’est l’apprentissage de la syntaxe et du lexique dès le CP. Il se double d’un autre, lequel consiste à exprimer son impuissance et son ignorance par les menaces. La baisse du niveau ne fait plus débat comme c’était le cas il y a une trentaine d’années ; elle est juste devenue inversement proportionnelle de la violence qui lui fait cortège. Les correcteurs auront beau répondre à l’injonction de surnoter les copies, cela ne changera rien.
La Société des gens de Lettres a apporté son soutien à Sylvie Germain via un communiqué condamnant le déferlement de violence dont elle a été victime. Une pareille réaction, qui aurait pu paraitre naturelle, n’a manifestement pas effleuré les ministères de la Culture et de l’Education nationale, pourtant tous deux concernés au premier chef. Leurs communiqués, on peut longtemps les attendre alors que ces deux institutions avaient, plus que d’autres, vocation à soutenir une écrivaine trainée dans la boue par de futurs bacheliers. L’expression de leur solidarité ne serait pas de trop à l’heure où, dans certaines parties de la France, la langue nationale est tenue pour étrangère, le patrimoine littéraire pour un anachronisme et la littérature contemporaine pour un obstacle à la rage si française de l’égalitarisme. Louons plutôt ces œuvres qui tirent leurs lecteurs vers le haut avec une exigence réjouissante pour la liberté de l’esprit tant sur le plan formel que spirituel. Comme celle, disons, de Sylvie Germain, prix Goncourt des lycéens en 2005, il y a des siècles…
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