jeudi 14 juillet 2022
Thierry Leterre, auteur notamment de la meilleure biographie d'Alain qui soit, a écrit un compte rendu du livre de Pascal Engel sur Julien Benda. Le voici :
Pascal Engel, Les Lois de l’esprit. Julien Benda ou la raison, Paris, Ithaque, 2012, 374 p., 30 €
Pascal Engel signe ici un plaidoyer en faveur de la pensée d’un auteur sinon oublié, du moins délaissé : Benda (1867-1956). Il en montre l’intérêt philosophique en dépit de la dispersion d’une œuvre s’étendant de la littérature au journalisme et de la philosophie au pamphlet. Cette préoccupation initiale se déploie en une large contribution sur une question dont on ne saurait dire qu’elle est accessoire ou aisée à traiter : celle de la raison. On ne s’attendra donc pas à une biographie de Benda, même si Pascal Engel nous fournit les détails nécessaires à l’intelligence d’une vie sans grand événement, et mentionne quelques idiosyncrasies (telle une déplorable misogynie) sans s’y attarder.
2Le livre se signale d’abord par ses qualités formelles (papier, fonte, typographie). L’auteur a pris le soin de donner un index des œuvres et des noms. Les notes ne dévorent pas le texte principal tout en fournissant l’information nécessaire en bas de page. Le style, une fois admise la nécessaire complexité dans l’expression des idées, est agréable à suivre et sert une argumentation particulièrement articulée faisant honneur à la tradition logique dont se réclame, dans ce livre comme dans les précédents, Pascal Engel.
3Il faut mesurer la difficulté de l’entreprise : traiter et d’un auteur (Benda) et d’un sujet (la raison) est d’autant moins aisé ici qu’on a un peu perdu de vue l’auteur et que le sujet est particulièrement coriace. Pascal Engel mène ces deux projets en partant d’une perspective centrale, la prise de position ferme de Benda en faveur d’un rationalisme intransigeant, défini comme une défense des lois et des valeurs de l’esprit. On trouve là l’unité d’une œuvre un peu disparate. En toute occasion, Benda défend des valeurs qu’il dit éternelles, et qui sont celles de l’esprit : la justice, la vérité, et par-dessus tout la raison. Celle-ci est un grand idéal intemporel : elle nous fournit des principes qui ne varient pas et s’appliquent sans changer en fonction du contexte.
4Pascal Engel part souvent de Benda pour le déborder et conduire son propre développement. Il ne démérite pourtant pas comme commentateur. Sa contribution est même essentielle sur un point crucial : comprendre la position de Benda à propos de ce qu’il appelle les « clercs », c’est-à-dire les intellectuels. On a souvent noté son incohérence apparente. D’un côté, Benda accuse les « clercs » de trahir leur mission en s’engageant politiquement dans les passions du siècle au lieu de se consacrer exclusivement à l’exercice de la raison ; de l’autre il s’implique lui-même. Ses positions seront tantôt appréciées aujourd’hui (dreyfusard, démocrate), tantôt susciteront l’incertitude (anti-munichois mais aussi belliciste avoué), voire la désapprobation (communiste défendant la légitimité des procès staliniens). Sur le fond, Pascal Engel montre que Benda n’est nullement en contradiction avec lui-même : il s’engage pour défendre les valeurs de l’esprit et pour cette raison critique les intellectuels quand ils mettent leur esprit au service de valeurs « séculières ». À ses yeux, c’est une trahison de penser que la vérité est dépendante de « l’engagement ». Cela ne signifie pas que l’on ne puisse s’engager au nom de la vérité.
5On est moins convaincu par d’autres aspects du livre. D’abord, dans la nuit rationaliste de Benda tous les chats philosophiques sont gris. Le rationalisme critique d’un Brunschvicg, où la raison construit ses affirmations à mesure du progrès de la conscience ; le rationalisme souple d’un Bachelard, où la raison se construit par ses négations ; la critique bergsonienne du rationalisme ; le rationalisme d’Alain, où le jugement rend raison de la raison : ces positions, si adverses les unes par rapport aux autres, se trouvent rejetées et trop souvent au même titre. Benda le répète : la raison est une, universelle, de tous temps et de tous lieux. Hors de cette position qu’on a souvent qualifiée d’étroite, tout semble se confondre dans une même désapprobation bruyamment exprimée. Le problème, c’est que l’historien de la philosophie – ou le philosophe ne méprisant pas aussi nettement les nuances que Benda – ne trouveront pas leur compte dans ce qu’il faut bien appeler des amalgames.
6On est aussi réservé sur le double principe de comparaison qui sous-tend la réflexion. D’une part, les positions de Benda sont mises en parallèle avec des problèmes que notre époque philosophique pose. D’autre part, Pascal Engel compare souvent Benda avec des philosophes de langue anglaise qu’il apprécie et approuve visiblement – Russell, Williams, voire Peirce. La première stratégie ignore tout souci historique. Cela n’est pas contradictoire avec une pensée qui se veut « fixe », mais ne représente qu’une maigre contribution pour saisir les problèmes d’une époque bien différente de la nôtre. La seconde stratégie est peut-être encore plus dommageable : elle montre que, pour comprendre Benda, il lui faut peut-être des tuteurs autrement robustes. Ce qu’aperçoit en lui Pascal Engel, d’autres l’ont dit – et mieux.
7On referme les Lois de l’esprit avec une impression curieuse. On admire le très beau travail de Pascal Engel en défense d’un certain type de rationalisme – qu’on soit convaincu par ce rationalisme est une autre question. Mais on ne se débarrasse pas de l’impression que Benda est à Engel ce que Rancé est à Chateaubriand, ou l’oiseau sous la charmille à Lequier : un sujet sans grand intérêt ouvrant sur une œuvre puissante. Paix aux abbés et aux moineaux !
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