vendredi 18 août 2023
Les fondements nazis de l’œuvre de Heidegger1
En 1998, il y a sept ans, la Régionale Paris-Créteil-Versailles de l’Association des professeurs de
philosophie de l’enseignement public m’avait convié à présenter mon livre sur Philosophie et
perfection de l’homme. De la Renaissance à Descartes. La conférence, ainsi que le débat qui avait
suivi, avaient été ensuite publiés dans L’Enseignement philosophique. A travers mes recherches sur
Descartes et la Renaissance, je m’étais interrogé sur ce qui caractérise en propre le mode de pensée du
philosophe, dans sa relation à la question de l’homme : cette confiance dans ses capacités naturelles à
s’accomplir de lui-même qui avait conduit les penseurs humanistes et Descartes lui-même à parler
d’hominis perfectio, de perfection de l’homme.
Aujourd’hui, le sujet dont nous allons discuter est tout autre. Il s’agit en effet d’une œuvre, celle de
Martin Heidegger, dont le rapport à la philosophie apparaît aujourd’hui, à la lumière de la publication
en cours de son œuvre dite intégrale ou Gesamtausgabe, particulièrement problématique. Il y a de
longues années que je m’interroge sur l’œuvre de Martin Heidegger et les effets de son herméneutique
sur notre conception de l’histoire de la philosophie, notamment dans les études cartésiennes. Il y a cinq
ans, alerté par les textes particulièrement odieux qui venaient d’être publiés au tome 16 de la
Gesamtausgabe (désormais GA), et qui excèdent de loin ce que l’on pouvait lire jusqu’alors d’après la
publication ancienne de Guido Schneeberger, j’ai repris l’examen de fond de l’œuvre de Heidegger.
Ma surprise a été considérable de voir que son hitlérisme n’était pas seulement le fait de discours et de
conférences ouvertement « politiques », mais qu’il constituait la trame explicite d’un nombre
considérable de ses cours. Ce n’est pas seulement comme recteur, mais aussi comme enseignant,
comme professeur de philosophie, que Heidegger s’est mis corps et âme au service de la diffusion du
nazisme.
La signification du travail critique sur Heidegger effectué dans mon livre ne peut donc se
comprendre que si l’on part de la réalité actuelle de son œuvre. Non plus seulement des ouvrages et
des traductions le plus souvent édulcorés, publiés en France et ailleurs depuis cinquante ans, mais des
66 volumes aujourd’hui parus en allemand dans la Gesamtausgabe. On y découvre que sous des titres
à l’apparence philosophique : La question fondamentale de la philosophie, De l’essence de la vérité,
Logique, il a enseigné à ses étudiants en philosophie la doctrine même de l’hitlérisme, avec sa
conception raciste et völkisch de la suprématie de « l’essence allemande », son exaltation de la
Weltanschauung ou vision du monde du Führer et sa référence à la « voix du sang » et à l’hérédité du
sang (das Geblüt). Le nazisme de Heidegger n’est donc pas limité à quelques discours de circonstance.
Il s’inscrit au cœur de son enseignement et cela tout au long des années 1933 à 1944. En outre, loin
d’avoir pris quelque distance avec ces cours, il a prévu leur publication dans son œuvre : les cours de
1933 à 1944 représentent en effet aujourd’hui 20 volumes de la Gesamtausgabe.
J’ai donc voulu savoir jusqu’où était allée cette imprégnation nazie, et j’ai découvert, outre les
volumes récemment parus, un certain nombre de textes inédits, dont deux séminaires des années 1933-
1935, qui apportent un éclairage encore plus radical sur cette question. Le texte qui va le plus loin,
c’est le séminaire à proprement parler hitlérien, qui s’intitule Sur l’essence et les concepts de nature,
d’histoire et d’État, que j’étudie et édite partiellement au chapitre 5 de mon livre. Mais le second
séminaire inédit, celui sur Hegel et l’État, apporte également des éléments entièrement nouveaux. J’ai
1
On trouvera ici le texte rédigé pour la conférence prononcée le 14 mai 2005 salle Cavaillès, et
non la transcription de la conférence prononcée, avec ses improvisations orales, car le texte eût
été beaucoup plus long.
porté ces textes inédits à la connaissance du public, pour que l’on prenne enfin conscience de la
nécessité d’un réexamen d’ensemble de l’œuvre de Heidegger et de ses fondements.
Puisque j’ai évoqué la genèse de mon livre, j’ajouterai le point suivant : la question directrice de ma
recherche n’a pas été au départ celle du national-socialisme de Heidegger, mais celle de sa conception
de l’homme. C’est à mesure que je progressais vers les fondements de son œuvre, que j’ai pu mesurer
à quel point le national-socialisme y était inscrit. Dès lors, il m’est apparu qu’il était impossible de
faire la part de l’idéologie et celle de la philosophie. Peut-on en effet sérieusement envisager de
prendre un à un les 66 volumes parus de la Gesamtausgabe et de former deux piles : à droite, les
ouvrages qui seraient de la pure idéologie nazie, à gauche, ceux qui pourraient-être considérés comme
relevant de la philosophie ? Heidegger lui-même a conçu sa Gesamtausgabe comme un tout. Il en a
dressé le plan de façon à ce que les cours les plus ouvertement hitlériens paraissent lorsqu’il n’aurait
plus à en répondre, qu’ils prennent place au cœur même de l’œuvre, sans aucune réserve ni repentir, et
c’est tout cet ensemble qu’il a légué comme son œuvre, pour les générations à venir.
Par ailleurs, les études que j’ai pu faire sur le national-socialisme m’ont convaincu qu’il constitue à
proprement parler moins une idéologie qu’un mouvement (Bewegung). Certes, le national-socialisme
comprend un noyau d’invariants : le racisme, l’antisémitisme, l’affirmation de la supériorité radicale
de l’essence, de la langue et de l’esprit allemand, la volonté d’expansion de l’espace vital par la
colonisation, l’asservissement et même l’extermination totale des peuples dits inférieurs et de tous
ceux qui sont identifiés comme l’ennemi. Mais ces invariants sont tour à tour affirmés ou au contraire
édulcorés et passés à l’arrière-plan selon les circonstances et les rapports de force. On connaît par
exemple les discours de paix du Führer dans les premières années qui ont suivi sa prise du pouvoir,
alors même qu’il ne songe qu’au réarmement de l’Allemagne. La puissance d’adaptation du
« mouvement » est une réalité qu’il faut toujours avoir présente à l’esprit. Or c’est comme
« mouvement » que Heidegger fait l’éloge du national-socialisme dans son cours de 1935, où il exalte
« la vérité interne et la grandeur de ce mouvement » (die innere Wahrheit und Größe dieser
Bewegung). Ce point est capital pour comprendre l’évolution des relations entre l’œuvre de Heidegger
et le mouvement national-socialiste, et pour devenir plus conscient des stratégies d’euphémisation de
son discours qu’il a su mettre en œuvre, tout d’abord dans les années 1920, puis après la défaite nazie
de 1945. On le voit ainsi, à la fin des années 1940, dans une lettre inédite à Ernst Jünger conservée à
Marbach, affirmer, à propos d’un aphorisme de Rivarol, que le « mouvement » se continue dans le
« repos ».
1. La signification politique de Etre et temps, à la lumière des cours récemment publiés
Mes recherches ont également porté sur les années 1920, des conférences de 1925 intitulées Le
combat actuel pour une vision du monde historique à Etre et temps publié en 1927. J’ai découvert
l’importance des liens intellectuels qui unissent alors Heidegger à des auteurs racistes et pré-nazis
comme Erich Rothacker, Alfred Baeumler, Oskar Becker, et même le raciologue Ludwig Clauß, à qui
Heidegger aurait confié : « ce que je pense, je le dirai lorsque je serai professeur ordinaire ». Il faut
désormais tenir compte de ce contexte pour comprendre les affirmations de Etre et temps comme le
fameux § 74 (p.384) sur l’historicité où Heidegger déclare que le Dasein n’advient comme destin
commun (als Geschick) qu’en tant que communauté, peuple. L’identification du Dasein authentique à
la Gemeinschaft et au Volk se trouve donc bien affirmée dès 1927 dans Etre et temps. Et je pense avoir
apporté, au premier chapitre de mon livre, suffisamment d’éléments pour que l’on puisse procéder
aujourd’hui à un réexamen approfondi de Etre et temps.
Par ailleurs, les cours actuellement publiés des années 1933-34 nous révèlent que Heidegger n’a
repris, dans son livre sur Kant de 1929, la question « qu’est-ce que l’homme ? » que pour la
transformer, dans ses cours et écrits des années 1930, en la question « qui sommes-nous ? », à quoi il
répond : « nous sommes le peuple », le seul à avoir encore une « histoire » et un « destin völkisch ». Ce
peuple, Heidegger l’entend en effet de manière völkisch, c’est-à-dire, selon ses propres termes, comme
souche (Stamm) et comme race (Rasse). Il s’agit pour lui de réaliser une « mutation totale » dans
l’existence de l’homme, selon « l’éducation pour la vision du monde national-socialiste » inculquée
dans le peuple par les discours du Führer (GA 36/37, 225).
Peut-on sérieusement considérer qu’il s’agit d’un égarement politique passager, ne remettant pas en
cause la valeur de Etre et temps? Ce serait aller contre les affirmations les plus explicites de Heidegger
lui-même. On le voit en effet expliquer en 1934 à ses étudiants que « le souci – terme le plus central de
Être et temps – est la condition de possibilité pour que l’homme puisse être d’une essence politique »
(ibid., p.218). Heidegger déclare à cette date – un an après la venue au pouvoir du mouvement
national-socialiste – que « nous-même », c’est-à-dire le peuple allemand réuni sous la Führung
hitlérienne, nous tenons « dans une décision encore plus grande » que celle qui avait été à l’origine de
la philosophie grecque ! Cette décision, précise-t-il, « a été portée à l’expression dans mon livre Etre
et temps ». Il s’agit, ajoute-t-il, « d’une croyance qui doit se manifester à travers l’histoire » et
concerne « l’histoire spirituelle de notre peuple » (ibid., p.255). Au fondement de l’œuvre de
Heidegger, ce que l’on trouve, ce n’est donc pas une pensée philosophique, mais la croyance (Glaube)
völkisch en la supériorité ontologique d’un peuple et d’une souche – le terme völkisch désignant, dans
le langage nazi, la conception du peuple comme unité de sang et de race, avec « une forte connotation
antisémite » selon le dictionnaire Grimm. A vrai dire, une lecture attentive des paragraphes de Etre et
temps sur la mort et sur l’historicité, avec leur éloge du sacrifice, du choix du héros et du destin
authentique du Dasein qui s’accomplit comme communauté et peuple, montre que cette croyance était
déjà à l’œuvre en 1927.
Avec Heidegger, la question de l’homme est donc devenue une question völkisch. C’est en ce sens
que j’ai pu parler d’une volonté d’introduire le nazisme dans la philosophie Certes, aucune philosophie
ne peut s’accorder avec l’entreprise d’extermination de l’être humain vers laquelle tendait ce
mouvement. Je ne veux donc pas dire que Heidegger aurait produit une philosophie national-socialiste,
mais qu’il n’a pas hésité à utiliser des expressions philosophiques telles que « vérité de l’être » ou
« essence de l’homme » pour leur faire dire tout autre chose.
2. L’identification de l’être à l’État et la discussion de Carl Schmitt dans les deux séminaires
inédits des années 1933-1935
Les cours récemment publiés ne sont pas les seuls textes où l’enseignement de Heidegger se révèle
imprégné d’hitlérisme. Comme je l’ai indiqué, il existe en outre ses séminaires inédits. Or c’est dans le
premier de ces séminaires que l’on voit le mieux l’intensité de son hitlérisme. Dans le séminaire de
l’hiver 1933-34, les trois dernières séances portent sur l’essence et le concept d’État. Devant un
auditoire sélectionné par lui, et dont on sait, par le témoignage de Georg Picht, qu’une part importante
de ses étudiants porte l’uniforme de la SA ou de la SS, il dispense ce qu’il nomme un cours
d’« éducation politique », en vue de former une « noblesse politique » au service du IIIe
Reich.
Or c’est le fondement même de toute la doctrine heideggérienne qui est impliqué dans cet
enseignement de politique hitlérienne : il identifie en effet la relation ontologique entre l’être et l’étant
à la relation politique entre l’État et le peuple ! Il déclare en effet que « l’État est à son peuple ce que
l’être est à l’étant ». Il s’agit, dit-il, d’introduire dans l’âme du peuple l’eros, pour l’État du Führer. Il
s’agit, exactement comme dans État, mouvement, peuple – le plus radicalement national-socialiste des
livres de Carl Schmitt –, de tout rapporter au « lien vivant », d’essence raciale, qui unit le Führer à son
peuple. L’identification heideggérienne de l’être à l’État völkisch, à l’État du Führer, est totale: il
affirme en effet, dans la conclusion de son séminaire, que « l’État est la réalité la plus réelle qui doit
donner à la totalité de l’être un sens nouveau, un sens originel ». En outre, il serait difficile de trouver
une exaltation plus radicale de la domination totale de l’hitlérisme sur les esprits. Après avoir fait
l’éloge du « destin völkisch » et de l’eros du peuple pour l’État du Führer, on voit ainsi Heidegger
décrire comment « l’essence et la supériorité du Führer se sont enfoncés dans l’être, dans l’âme du
peuple pour le lier originellement et passionnément à la tâche ». La croyance dont il faisait état dans
ses cours conduit dans ce séminaire à une possession totale de l’être humain, subjugué corps et âme
par la Führung hitlérienne.
Dans l’autre séminaire inédit, que je publie partiellement au chapitre 8 de mon livre, on le voit
affirmer, en 1935, que l’État national-socialiste doit encore durer au-delà des 100 années à venir. Son
but à cette date est donc d’assurer la pérennité du IIIe Reich sur le très long terme. Dans ces deux
séminaires, on le voit évoquer explicitement Carl Schmitt et son concept du politique : selon lui, la
discrimination de Schmitt entre l’ami et l’ennemi n’est pas assez originaire. Comme Alfred Baeumler,
Heidegger rapporte le politique à l’affirmation de soi (Selbstbehauptung) d’un peuple et d’une race. Il
peut ainsi affirmer que son concept du politique est originaire et celui de Schmitt simplement dérivé.
On ne peut pas dire pour autant que Heidegger rejette la doctrine de Schmitt, puisqu’il conserve sa
discrimination ami/ennemi et que l’on sait, par sa lettre à Schmitt du 22 août 1933, qu’il espérait la
« collaboration décisive » de Schmitt dans la nazification de la Faculté de droit de Fribourg. On ne
peut pas davantage parler d’un approfondissement philosophique, car le concept d’affirmation de soi,
repris à Spengler, Baeumler et au discours de rectorat, est trivial. Les mots de Heidegger sur Schmitt
sont en réalité l’expression d’une lutte dans le national-socialisme pour asseoir sa suprématie, pour
s’affirmer comme le véritable Führer spirituel du mouvement.
3. La légitimation de la sélection raciale dans les années 1939-1942, et la perversion du mot
« métaphysique »
Les analyses de mon livre ne s’en tiennent pas aux années 1933-1935. J’ai longtemps pensé que
cette période représentait le moment culminant dans le nazisme de Heidegger. En réalité, mes
recherches m’ont fait prendre conscience que la période 1939-1942 était bien plus noire encore. Ce
sont en effet la « sélection raciale » et la « pensée de la race », qui vont devenir un thème directeur
dans les cours sur Nietzsche tels qu’ils sont réédités dans l’œuvre dite intégrale ; dans un texte de
1939-40 intitulé Koinon (GA 69) ; et dans les écrits sur Jünger tout récemment parus (Zu Ernst Jünger,
GA 90). Heidegger va jusqu’à affirmer que « la sélection raciale est métaphysiquement nécessaire »,
que la « pensée de la race jaillit de l’expérience de l’être comme subjectivité », et il n’hésite pas à
parler, dans ce contexte, de « l’essence non encore purifiée des Allemands ». En quelque sens qu’il
prenne dans ces textes le mot « métaphysique » – il désigne pour lui à cette date la détermination
historique de la totalité de l’étant comme puissance –, on ne peut pas nier qu’il s’agit, non pas d’une
approbation morale, puisque Heidegger se situe ouvertement, à la suite de Nietzsche, en dehors de tout
jugement moral, mais bien d’une forme de légitimation ontologique et historique du racisme nazi.
D’ailleurs, le mot Legitimation est alors au centre de sa réflexion sur le nietzschéisme de Jünger (cf.
par exemple GA 90, 170).
Il faut, pour comprendre ce que Heidegger a en tête, se reporter aux cours plus récemment parus
dans l’œuvre dite intégrale, et non au Nietzsche de 1961, où il avait modifié le texte de ses cours pour
les rendre plus acceptables. J’ai ainsi découvert que le cours de mai-juin 1940 sur Le nihilisme
européen, prononcé au moment de l’invasion de la France par les armées nazies, se concluait en réalité
sur l’exaltation de « la "motorisation" totale - c'est-à-dire ici radicalement fondamentale - de la
Wehrmacht » : elle constitue pour lui « un acte métaphysique qui, à n'en pas douter, surpasse en
profondeur la suppression de la "philosophie" » dans l’enseignement (GA 48, 333) ! Que
l’enseignement de la philosophie soit supprimé est donc pour lui tout à fait secondaire. Ce qui importe
et représente selon lui un acte métaphysique, impliquant la détermination de la totalité de l’étant
comme puissance inconditionnelle et comme volonté de domination planétaire, c’est que la
motorisation de la Wehrmacht ait permis la victoire éclair de juin 1940. L’usage du mot
« métaphysique » à propos de la Wehrmacht et de la politique raciale n’est donc pas un usage
philosophique, mais militaro-politique et, en un mot, nazi.
La stratégie de Heidegger, qui lui a si bien réussi, notamment dans sa réception française, a
consisté à retourner son discours sur le nihilisme et la métaphysique après la défaite du nazisme,
connue dès Stalingrad comme quasiment certaine, et consommée en 1945. C’est là son seul véritable
« tournant » (Kehre), et il est stratégique. Dans son cours sur Schelling de 1936, il prononce en effet un
éloge explicite de Mussolini et de Hitler, qu’il présente comme « les deux hommes qui ont déclenché
des contre-mouvements [au nihilisme] en Europe à partir de l’organisation politique de la nation, c’est-
à-dire du peuple » (GA 42, 40-41). Il est donc clair que le national-socialisme ne coïncide nullement
pour lui avec le nihilisme, mais constitue au contraire un contre-mouvement au nihilisme européen.
Par ailleurs, comme nous l’avons vu, au début des années 1940, l’adjectif « métaphysique » a
encore pour lui une signification largement positive. Certes, il parle déjà, en reprenant un motif que
l’on peut qualifier de néo-hégélien, d’un accomplissement ou même d’un dépassement de la
métaphysique, mais il n’identifie pas, comme il le fera après 1945, la totalité de la métaphysique au
nihilisme. Dans ses textes sur Jünger de la même époque, tout récemment publiés au tome 90 de la
Gesamtausgabe, c’est d’ailleurs moins le nihilisme qui préoccupe Heidegger, que ce qu’il nomme « la
prochaine zone de décision », où « la lutte porte uniquement sur la puissance mondiale ». Et il précise
que « la décision consiste avant tout à savoir si les « empires » démocratiques (Angleterre, Amérique)
demeurent capables de puissance ou si la dictature impériale de l’armement absolu pour l’armement
[formule qui désigne le IIIe
Reich] devient capable de puissance » (GA 90, 221).
Qu’est-ce qui est en jeu dans cette lutte du IIIe Reich pour la domination mondiale ? Ce que
Heidegger nomme « la force de l’essence non encore purifiée des Allemands » (GA 90, 222). Et cette
« force », il la relie à ce qu’il nomme une « nouvelle vérité de l’être ». Il ne s’agit donc pas seulement
d’assurer la domination du Reich hitlérien : il s’agit également d’avancer vers la purification de
l’essence des Allemands. C’est dans ce contexte que, dans les années 1940-1942, Heidegger parsème
ses écrits de déclarations légitimant la sélection raciale et exaltant ce qu’il nomme la « pensée de la
race » et « l’être-race » (Rasse-sein). A cette date, la métaphysique n’est nullement chargée de tous les
maux comme cela sera le cas après qu’il ait pris conscience de la défaite imminente du IIIe
Reich.
Il faut donc souligner l’ambivalence du discours heideggérien sur la métaphysique : une
ambivalence qui ne cesse de croître, de 1936 à 1942. D’un côté, le thème de l’accomplissement de la
métaphysique permet de légitimer comme ontologiquement et historiquement nécessaire tout ce qui
découle, selon Heidegger, de l’identification de la « totalité de l’étant » à la puissance : la motorisation
de la Wehrmacht, la sélection raciale et la purification à venir de l’essence des Allemands. De l’autre,
la différence ontologique entre l’être et l’étant permet de récuser toute détermination du mot « être » et
de maintenir la plus grande indétermination sur les fondements de la doctrine heideggérienne, de sorte
qu’ils échappent aux prises de la critique.
Mais revenons au passage du cours sur La métaphysique de Nietzsche de 1941 où il est question de
la sélection raciale. Heidegger élève la sélection de la race au niveau d’une pensée, en soulignant les
mots principe et pensée. Il écrit en effet ceci :
« C’est seulement là où la subjectivité inconditionnée de la volonté de puissance devient vérité de
l’étant dans sa totalité que le principe de l’institution d’une sélection raciale, c’est-à-dire non pas
une simple formation de race se développant à partir d’elle-même, mais la pensée de la race se
sachant elle-même, est possible, c’est-à-dire métaphysiquement nécessaire. (GA 50, 56-57 ;
Nietzsche II, p.309).
Nous devons bien prendre conscience de ce que signifie cette phrase. Heidegger soutient que toute
l’histoire de la philosophie moderne de Descartes à Nietzsche, entendue par lui comme une
« métaphysique de la subjectivité », culmine dans la sélection raciale telle qu’elle est alors très
concrètement mise en œuvre, de façon radicalement meurtrière, dans le nazisme. C’est dans le même
esprit que Heidegger présente, dans son écrit de la même époque intitulé Koinon, la sélection raciale
comme « jaillie de l’expérience de l’être comme subjectivité » (GA 69, 70). Cette légitimation
historique et ontologique du racisme national-socialiste est doublement intolérable : elle compromet
radicalement toute la philosophie moderne à partir de Descartes, alors que rien, chez l’auteur des
Méditations, n’annonce de près ou de loin le racisme nazi, et elle donne à la sélection raciale la
légitimité d’une « pensée », au moment où l’extermination des juifs polonais dans les territoires
conquis par le IIIe
Reich est déjà mise en œuvre.
Précisons en outre que le passage du cours sur Nietzsche d’où est extrait la phrase légitimant la
« pensée de la race », est d’une tonalité toute positive et nullement critique. Heidegger évoque ainsi la
« richesse de la suprême possibilité du commandement » « à partir des décisions les plus simples »,
puis, au paragraphe suivant, il prononcé un éloge de l’essence authentique du « gigantesque » et du
« grand style ». Heidegger entend donc bien ici légitimer et non pas récuser le racisme nazi. C’est là un
point capital, qui a bien été relevé par Kurt Flasch2
.
4. Pourquoi la critique heideggérienne du « biologisme » ne constitue nullement une prise de
distance à l’égard du racisme nazi
Pour tenter de faire passer sa légitimation soit-disant ‘métaphysique’ du racisme, Heidegger a
ajouté, dans le Nietzsche de 1961, une phrase qui ne se trouvait pas dans le cours rédigé en 1941 et
réédité en 1986 dans la Gesamtausgabe (GA 48). Dans cette phrase ajoutée, il oppose le métaphysique
au biologique :
Pas plus que la volonté de puissance n’est biologiquement conçue, alors qu’elle l’est bien plutôt
ontologiquement, pas plus la pensée de la race de Nietzsche n’a une signification biologique, mais
métaphysique. (Nietzsche II, p.309).
Jacques Derrida s’était à juste titre inquiété de cette phrase : en effet, avait-il demandé, « une
métaphysique de la race » est-elle « plus grave ou moins grave qu’un naturalisme ou un biologisme de
la race »
3
. Malheureusement, il avait laissé cette question en suspens et n’était plus revenu sur ce point
capital, depuis lors négligé par les commentateurs.
2
« Faye macht seine Landsleute darauf aufmerksam, dass Heidegger unter dem Eindruck der Siege der
deutschen Panzerarmeen in Frankreich erklärte, die Motorisierung der Wehrmacht sei ein
« metaphysischer Vorgang ». In Heideggers Text zur Nietzschevorlesung im Winter 1941/42 steht der
Satz, Rassenzüchtung sei « metaphysisch notwendig ». Nun kan man streiten, was Heidegger
« metaphysisch notwendig » heißt. Nach Kritik am Nationalsozialismus klingen solche Sätze nicht ». Kurt
Flasch, « Er war ein nationalsozialistische Philosoph. Mit Emmanuel Fayes Buch gibt es eine neue,
notwendige Debatte über den braunen Faden in Martin Heideggers Denken », Süddeutsche Zeitung, 14
juin 2005, p.16.
3
Jacques Derrida, Heidegger et la question. De l’esprit et autres essais, Paris, 1990, p.93.
Aujourd’hui, les raisons de cette addition apparaissent clairement : pour rendre acceptable ses
affirmations sur la « sélection raciale », Heidegger a voulu faire croire en 1961 qu’il prenait quelque
distance avec le racisme nazi. En réalité, ses réserves à l’égard du biologisme ne correspondent
nullement à une distance prise à l’égard du national-socialisme. En effet, ce qu’il critique à travers ce
qu’il nomme la « biologie libérale », ce n’est nullement le racisme nazi mais le darwinisme anglo-
saxon, qu’il rejette comme procédant d’un mode de pensée « libéral », qui part de l’individu et non de
la communauté. Heidegger ne rejette nullement pour autant ce qu’il nomme la « nouvelle biologie »,
qui s’appuie sur des notions telles que le « monde environnant » (Umwelt), la « figure » (Gestalt) ou la
« tenue » (Haltung). Ce ne sont pas ces termes pris en eux-mêmes qui sont en cause, mais leur usage
perverti lorsqu’ils sont intégrés dans une perspective raciale, comme c’est le cas pour l’Umwelt chez
des auteurs comme Ludwig Clauß et Jakob Uexküll, pour la Gestalt avec Ernst Jünger, ou la Haltung
avec Erich Rothacker.
Il faut savoir en outre que les différentes conceptions de la race qui s’opposent entre elles dans le
nazisme ne se réduisent nullement à des thèses « biologiques » : Hitler lui-même, dans son discours sur
la race au congrès de Nuremberg de l’année 1933, définit la race par l’esprit4
, et Heidegger,
exactement comme le ‘philosophe’ nazi Alfred Baeumler, allie le sang à l’esprit dans sa conception de
la souche (Stamm) et de la race (Rasse). Il est significatif à cet égard de voir Heidegger faire crédit à
Baeumler d’avoir proposé une interprétation non biologisante de Nietzsche, et cela dans un cours où il
recommande par ailleurs à ses étudiants la « judicieuse postface de Baeumler » à la Volonté de
puissance, postface dans laquelle il n’est question que de race. Bref, la discussion heideggérienne du
« biologique », ne constitue en aucune façon une récusation du racisme. Heidegger élève, au contraire,
le racisme hitlérien à la dignité d’une doctrine ontologique, et la situe ainsi à un niveau où aucune
réfutation scientifique n’est désormais possible.
5. Après 1945 : le négationnisme ontologique des Conférences de Brême
C’est uniquement après 1945, particulièrement dans les Conférences de Brême de 1949, que
Heidegger fait de l’extension planétaire du « nihilisme » sous la domination de la technique le thème
dominant de ses écrits. Il retourne alors son discours pour affirmer désormais que la Seconde guerre
mondiale n’a rien décidé (voir par exemple la conclusion de sa conférence du 27 juin 1945 sur « la
pauvreté »), et rapporter au « même » (das Selbe) l’agriculture motorisée et les camps
d’anéantissement ! La responsabilité du nazisme est diluée et masquée dans une mondialisation des
approches où les ravages des années les plus noires du XXe siècle sont imputés, non pas à la folie
criminelle des dirigeants nazis, mais à la philosophie occidentale tout entière, rendue responsable de
l’arraisonnement de la terre par la technique planétarisée. C’est un retour au langage de
l’indétermination nébuleuse avec l’attente du « dernier dieu », et l’identification bien tardive du
nihilisme et de la technique planétaire.
En procédant ainsi, Heidegger ne manifeste en aucune façon la lucidité d’un « grand penseur »,
mais au contraire une volonté de destruction de la vérité historique et philosophique, qui est
extrêmement grave. Son discours d’après guerre, en effet, comme je le montre dans le dernier chapitre
de mon livre, va directement inspirer l’entreprise révisionniste d’un Ernst Nolte, qui fut d’abord un
proche et resta un disciple. En outre, la diabolisation de la technique va susciter les discours
apocalyptiques sur le nihilisme contemporain, qui n’hésitent pas à situer la violence dans l’être même
et font de l’humanité le jouet de puissances qui la dépassent. Enfin, la dimension de pensée de la
4
Sur les doctrines hitlérienne et national-socialistes de la race, voir la remarquable étude d’Arthur Comte
et Cornelia Essner, La quête de la race, Paris 1995.
technique, enrichie de l’apport successif des philosophes, d’Aristote à l’homo faber de Bergson, est
totalement méconnue.
Après que Heidegger ait été frappé d’interdiction de toute activité universitaire à cause de son
nazisme, sa stratégie de « retour »
5
exigerait une autre étude. Cependant, ses propos sur les camps
d’anéantissement dans deux passages des Conférences de Brême donnent le ton de cette dernière
période et prouvent l’existence d’une relation intime entre son œuvre et la forme la plus radicale
possible de négationnisme, celui qui atteint l’être même des victimes.
Je voudrais donc revenir sur les Conférences de Brême rédigées par Heidegger en 1949. Il existe un
premier passage (publié pour la première fois en français par Philippe Lacoue-Labarthe), où, de
manière insoutenable, Heidegger rapporte au même l’agriculture motorisée et la fabrication de
cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’anéantissement. Le second, un peu moins connu,
demande si ceux qui ont péri dans les camps d’anéantissement peuvent-être dits être morts. Non sans
pathos, il demande à trois reprises : Sterben Sie ? « Meurent-ils ? » Ce passage est extrait d’une
conférence intitulée « Le Danger », que Heidegger s’est gardé de publier de son vivant. Il semble
même, si l’on en croit le témoignage de Heinrich Wiegang Petzet, qu’il ne l’a pas prononcée en 1949.
Que veut dire Heidegger ? Certains commentateurs s’efforcent de justifier ses développements en
les interprétant comme s’il s’agissait des pages de la Dialectique négative dans lesquelles Theodor
Adorno montre, à propos d’Auschwitz, comment l’individu est dépossédé de sa mort. Mais Heidegger
dit tout autre chose. Il s’attarde à peine sur les conditions de l’anéantissement des victimes. Ce qu’il
soutient, c’est, de manière extrêmement obscure et nébuleuse, que « l’homme peut mourir si et
seulement si l’être lui-même approprie l’essence de l’homme dans l’essence de l’être à partir de la
vérité de son essence ». Que comprendre à ce jargon, où le mot « essence » (Wesen) est répété trois
fois ? Que l’homme ne peut mourir, ne peut être dénommé le mortel, que s’il est par essence dans
l’abri de l’essence de l’être et si son essence « aime l’essence de la mort ». On voit donc bien que ce ne
sont pas les conditions de la mort qui dépossèdent l’homme du pouvoir de mourir, mais une radicale
défection d’essence pour celui qui n’est pas dans l’abri de l’être.
Or, les textes du début des années 1940 que je publie et analyse dans ce même chapitre 9, montrent
que l’essence, chez Heidegger comme chez son disciple et interlocuteur Oskar Becker, a une
signification raciale. On le voit bien dans les textes de 1940 où il est question de « l’être-race »
(Rassesein) et de « l’essence non encore purifiée des Allemands ». C’est pourquoi cette conférence de
Brème est insoutenable. Ce que Heidegger veut dire, c’est que les victimes des camps d’extermination
ne pouvaient pas mourir parce qu’ils n’étaient pas, dans leur essence, des mortels : ils n’aimaient pas
suffisamment la mort, ils n’étaient pas dans la garde de l’être. Derrière cela, il y a toute la conception
nazie de la mort comme Opfer, comme sacrifice de l’individu à la communauté, que l’on trouve déjà
annoncée dans Etre et temps6
, et célébrée par Heidegger le 26 mai 1933, dans son discours exaltant
Albert-Leo Schlageter, fusillé en 1926 et érigé en héros par les nationaux-socialistes. « Mourir pour le
peuple allemand et pour son Reich », c’est, affirme Heidegger, mourir de la mort la plus dure et la plus
grande (GA 16, 759-760). Mais ceux qui ont péri dans les camps d’anéantissements, ils sont, dit-il,
grausig ungestorben : « horriblement non-morts » (GA 79, 56). Ils ne sont pas morts, ils ne pouvaient
même pas mourir, ils n’étaient pas des mortels. C’est pourquoi j’ai parlé d’un négationnisme
ontologique, qui s’en prend à l’être même des victimes.
5
Dans son Glossarium, Carl Schmitt parle ironiquement du « come-back » de Heidegger.
6 Voir à ce propos les analyses de Theodor Adorno, Jargon der Eigentlichkeit. Zur deutschen Ideologie ,
Francfort, Suhrkamp, 1965, p.110 ; trad. fr., p.133
La philosophie a pour vocation de servir l’accomplissement de l’homme et non sa destruction. Or
Heidegger, par le principe völkisch et raciste dont il procède explicitement, détruit l’homme dans son
être même. Et de manière profondément perverse, il impute à la philosophie elle-même la
responsabilité des dérives totalitaires de l’époque moderne. Les principes radicalement
discriminatoires et racistes – l’identification de « l’ennemi » à l’Asiatique ; l’appel à l’anéantissement
total (völlige Vernichtung) de ce même ennemi, enté sur la racine de l’existence du peuple (GA 36/37,
91) – sur lesquels repose l’œuvre de Heidegger, obligent à une complète remise en question du statut
de cette œuvre. Elle n’est pas, dans ses fondements, une philosophie, mais une tentative de destruction
de la philosophie. C’est donc le rôle du philosophe que de mettre à jour, par des recherches bien plus
approfondies, la signification réelle de ces écrits. C’est là une tâche essentielle pour la pensée actuelle.
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