vendredi 15 septembre 2023
Entretien avec Gilles Kepel.
“Le port de l’abaya relève de l’injonction salafiste, pas du commandement islamique”. Mais s’agit-il vraiment d’un vêtement religieux ?
En arabe, “abaya” signifie “robe longue”. On ne l’a pas portée de toute éternité : elle a été mise à la mode par les salafistes en Arabie saoudite et dans les autres pays du Golfe au milieu du XXe siècle, quand les femmes, sortant des harems, allaient dans l’espace public. Le port de l’abaya relève de l’injonction salafiste, pas du commandement islamique. C’est un vêtement religieux par projection, par destination, à la manière d’un masque sanitaire porté pour dissimuler une partie du visage. L’islam, comme du reste les autres religions, recommande simplement de porter une tenue pudique.
Certains opposants à l’interdiction de l’abaya, comme Sandrine Rousseau, dénoncent une volonté de contrôler le corps des femmes. Les intégristes retournent-ils à leur avantage les revendications des féministes ?
La mouvance islamiste fait feu de tout bois, comme le montre le pacte du rappeur Médine qui appelle à crucifier les “laïcards”, et qui appelle à scier l’arbre de la liberté avec Marine Tondelier. Pour LFI, les écologistes et consorts, l’objectif n’est plus seulement de s’appuyer sur la lutte des classes comme moteur de l’Histoire, mais de la réifier dans un clivage identitaire. Plutôt que de faire en sorte que les prolétaires immigrés, par leur socialisation, deviennent des Français de classe moyenne, comme c’était le cas auparavant, ils les figent dans leur identité d’origine afin de récupérer leurs voix en bloc compact aux élections. D’où la recherche actuelle d’alliances, apparemment contradictoires, entre féministes et salafistes, pour le plus grand profit de la Nupes. Plutôt que de défendre la cause mondiale de l’écologie, ils se prononcent pour le port de l’abaya… Et, en réaction, le RN progresse à la vitesse d’un cheval au galop dans le reste de la société.
Jean-Luc Mélenchon était un opposant farouche au port du voile dans la précédente décennie. Comment expliquez-vous son revirement ?
Mélenchon a été formé à la vision la plus «salafiste» du trotskisme, le lambertisme, qui considère que l’«entrisme» dans les organisations syndicales, politiques et autres doit être pris au pied de la lettre. Ce qui amène à tenir en permanence un double discours. Hier pourfendeur virulent du port du voile, il a fait un virage à 180 degrés car il voyait là une opportunité de gain politique.
Dans un pays qui déserte les urnes, les entrepreneurs religieux peuvent être d’importants prescripteurs, surtout quand ils se placent dans une logique de victimisation. Aujourd’hui, on gagne une municipalité de banlieue avec 200 voix.
À Stains (Seine-Saint-Denis), des enseignants et membres du personnel du lycée Maurice-Utrillo sont en grève pour dénoncer la politique “islamophobe” du gouvernement. Ce mouvement peut-il faire tache d’huile ?
Je ne sais pas s’il peut se répandre, mais les conditions objectives de la convergence des luttes sont réunies. La prolétarisation du corps enseignant dans son ensemble, jusqu’au supérieur, est un problème beaucoup plus grave. Cette profession est méprisée par l’État. On ne peut pas demander aux enseignants d’être les hussards noirs de la République tout en les traitant comme un lumpenprolétariat. Le président et son ministre sont face à leurs responsabilités.
Après l’abaya, les intégristes vont-ils trouver un nouveau moyen de tester la République ?
Cela dépendra de la décision du Conseil d’État. Le salafisme atmosphérique est une question importante. Mais ce n’est pas d’abord un enjeu de répression. Il s’agit de rendre notre modèle scolaire attractif, et ce n’est pas en dédaignant socialement nos enseignants que l’on y arrivera.
Propos recueillis par Samuel Dufay, pour Le Point – septembre 2023
https://www.lepoint.fr/postillon/interdiction-de-l-abaya-a-l-ecole-les-conditions-de-la-c
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