Éteint le regard bleu, rieur à travers les volutes des Boyards ou des Gitanes maïs, tari le flot calme et sourd de propos identiquement sérieux, qu’il s’agisse du Requiem de Gilles, de Cassius Clay-Mohammed Ali ou de la quintuple synthèse, et rebelles à toute interruption, fût-ce pour nécessité de service, autour d’une table amicale.
Demeurent l’œuvre considérable de ce grand historien de la philosophie, la gratitude de ses anciens étudiants, devenus pour certains des collègues, et l’étonnement admiratif général devant un parcours aussi classique que divers et original.
La Société Française de Philosophie dont il fut des décennies un membre fidèle se devait de rendre hommage à Alexis Philonenko. De rappeler d’abord, outre sa participation fréquente aux discussions de la Société, la belle conférence qu’il présenta le 23 novembre 1968 : « Hegel, critique de Kant » et aussi, la part qu’il prit (« Le postulat chez Kant »), aux côtés de François Marty, Simone Goyard-Fabre, Monique Castillo, Pierre Osmo et Bernard Bourgeois, à la Journée d’étude du 27 mars 2004 consacrée au Bicentenaire de la mort de Kant, Actes publiés dans le Bulletin 2004 98.2. On ne saurait oublier non plus, le numéro fondamental de la Revue de Métaphysique et de Morale qu’il coordonna en 2007, intitulé : « Du langage et du symbole ». Ni enfin son intérêt pour l’enseignement de la philosophie comme en témoigne sa longue intervention lors de la séance consacrée à une « Réflexion sur l’état actuel et les perspectives de l’enseignement de la philosophie en France » (24 novembre 1990).
Alexis Philonenko est né le 21 mai 1932 à Paris. C’est à Paris qu’il est mort, le 12 septembre 2018. Ce pur Parisien : enfance à Saint Mandé, scolarité – de « cancre », disait-il… – au Lycée Voltaire, sauvée par ses brillants résultats sportifs, retrouva peut-être un certain exil et ses lointaines racines slaves dans l’itinérance d’une vie professionnelle qui fit de lui, en un sens, un nomade. Maître de conférences à Caen, puis Professeur à Rouen mais en même temps Professeur à Genève, il eut cependant constamment Paris pour port d’attache, Paris, son impressionnante bibliothèque et sa famille, Paris, le foyer de ses intérêts multiples.
Reçu premier en 1956 à l’agrégation de philosophie, il devint rapidement, après une année au Lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg, l’assistant à la Sorbonne de Ferdinand Alquié en histoire de la philosophie. Celui qu’il reconnut toujours comme son maître, qui devait diriger sa thèse, soutenue en 1966 – La Liberté humaine dans la pensée morale et politique de Fichte – l’encouragea à publier en 1960 son Diplôme d’Études Supérieures (aujourd’hui mémoire de maîtrise) consacré à la traduction et au commentaire d’un article de Kant, publié en octobre 1786, (Berlinische Monatsschrift), Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?
Premier travail d’écriture ? Non pas. Peut-être pour le distraire de ce qu’il voyait alentour et qui devait profondément le marquer, l’armée avait donné au jeune appelé en Algérie la charge et le loisir de rédiger, auprès d’un médecin militaire, le Dr Ph. Laurent, un opuscule aujourd’hui oublié : Le Débile mental dans le monde du travail (1959). Le lecteur curieux y trouve, non seulement des analyses philosophiques toujours suggestives, mais des références à Aristote, Kant, Bergson… et même l’une des premières mentions de La Philosophie des formes symboliques d’E. Cassirer. Modeste caillou dans l’édifice imposant des œuvres de ce grand spécialiste de la philosophie allemande, cette brochure annonçait déjà cependant les développements savants que le jeune assistant consacrerait à l’École de Marbourg devant un auditoire encore balbutiant dans l’élément de la pensée kantienne, ultérieurement rassemblés dans l’ouvrage éponyme (1989).
Peut-être Alexis Philonenko était-il fort peu « pédagogue » au sens où on l’entend ordinairement, laissant à chacun de ses auditeurs la tâche de chercher les éléments par son propre travail. Mais il était, au meilleur sens du terme, un « professeur », stimulant chez ses étudiants l’intelligence et le goût de la quête intellectuelle ; se prêtant d’ailleurs volontiers, en fin d’après-midi, au Balzar ou sous les arbres de Saint Cloud, à des explications complémentaires. Ne tenait-il pas « la liberté de penser comme notre bien le plus précieux », elle-même en lien étroit avec le fait de penser en commun ? N’affirmait-il pas, que « l’âme et l’essence de l’enseignement est la répétition » ? (Passent les saisons, passe la vie. Chroniques parues dans la Revue des Deux mondes 1992-1994). À vrai dire, a-t-il jamais quitté l’enseignement ? Chacun de ses ouvrages ultérieurement publiés, en quelque sorte, y contribue.
Bien des années plus tard, d’autres générations d’étudiants expriment leur admiration pour le professeur, pour l’auteur, et non moins grande pour l’homme ; les mêmes mots reviennent : « la classe d’une pensée, le respect pour l’homme … »
L’œuvre monumentale de ce grand historien de la philosophie ne laisse pas en effet d’étonner, et par sa masse et par sa diversité. Si, comme il l’affirme, « les livres sont des arbres », c’est une forêt qu‘Alexis Philonenko a plantée.
Des éditions et traductions , des nombreux ouvrages et articles consacrés à Fichte, Kant, Feuerbach, Schopenhauer, Hegel… citons seulement, outre la Liberté humaine dans la philosophie de Fichte, l’édition et la traduction de la Critique de la faculté de juger – les Réflexions sur l’éducation – Théorie et praxis dans la pensée morale et politique de Kant et Fichte en 1793 – l’Œuvre de Kant, la philosophie critique (tome I, la Philosophie pré-critique et la critique de la raison pure, tome II, Morale et politique), ouvrage devenu quasiment un manuel – Etudes kantiennes – Schopenhauer, une philosophie de la tragédie –l’Œuvre de Fichte – la Théorie kantienne de l’histoire – la Jeunesse de Feuerbach, 1828-1841, introduction à ses positions fondamentales – l’Ecole de Marbourg – Métaphysique et politique chez Kant et Fichte –Schopenhauer, critique de Kant… Quelques-uns seulement parmi une bonne cinquantaine.
Alexis Philonenko quitte souvent aussi son terrain d’élection et publie de nombreux articles, parfois rassemblés en ouvrages, (Leçons…) sur bien d’autres philosophes, Aristote, Platon, Plotin, Descartes, Bergson, Chestov… ainsi qu’un impressionnant Jean-Jacques Rousseau et la pensée du malheur, en trois tomes.
Des traductions en espagnol, portugais, japonais, en serbo-croate… témoignent au demeurant de l’audience internationale de l’œuvre.
Pour caractériser cette œuvre et son auteur, l’un de ses anciens étudiants, devenu un collègue suggère : « Il s’engageait dans l’écriture d’une étude sur un auteur comme dans une confrontation, où sans rien présupposer des thèses reçues, il cherchait à comprendre de l’intérieur les problèmes et la manière singulière, idiosyncrasique, dont le philosophe étudié les avait traités. De là le caractère toujours très personnel de ses livres. Si l’on veut à tout prix qualifier ici, sinon une méthode (comme il y en dogmatiquement une chez Gueroult), du moins une manière de faire de l’histoire de la philosophie, je pourrais peut-être dire une sorte d’«intuitionnisme » (Michel Fichant).
En somme, penser avec… Ne jamais oublier que l’histoire de la philosophie est philosophie.
Mener une confrontation….
Peut-être mener en quelque sorte un combat singulier.
Mener une confrontation….
Peut-être mener en quelque sorte un combat singulier.
Un combat singulier, avatar de celui qui fascinait l’adolescent ? La boxe en réalité n’a jamais cessé d’intéresser, ô combien, l’adulte : « une fascination un peu honteuse », avouait-il. Au point que, ayant lui-même pénétré « le cercle enchanté », Alexis Philonenko consacra à cet art, le « noble art », plusieurs articles et entretiens, et même plusieurs livres, dont l’un, Histoire de la boxe, lui valut le Grand prix de littérature sportive, décerné en 1992 sous les ors du Sénat ; de Cassius Clay, il admirait « la danse sauvage », il en décrit le mouvement dans Mohammed Ali, un destin américain. Au fond, les boxeurs (Les Boxeurs et les dieux) ne sont-ils pas les compagnons des dieux ?
De manière plus aiguë, et plus générale, bien d’autres ouvrages, par exemple Tueurs. Figures du meurtre, ou encore La Mort de Louis XVI, révèlent l’attraction théorique et le grave souci pratique que, pour cet homme paisible, soucieux de conciliation, représentait, au fondement de la société, la violence. Or, celle-ci puise sa force et trouve sa racine dans les habitudes ; et nous sommes incroyablement habitués à la violence. On peut réduire la violence, non l’éradiquer, l’anéantir : c’est le « mal radical ». C’est la même préoccupation qui inspire les études et essais consacrés à la guerre. Ainsi apparaissent dans Essais sur la philosophie de la guerre, Machiavel, Tolstoï, Clausewitz…patiemment médités.
C’est pourquoi si, selon son commentateur, Fichte voulait consacrer une moitié de sa vie à la philosophie transcendantale stricto sensu et l’autre moitié à la philosophie politique, lui-même préféra, dans sa réflexion, sous sa plume et parfois dans sa parole, entrelacer constamment l’une et l’autre, fécondant l’une par l’autre, puisant peut-être dans la ténacité du nageur au long cours qu’il était aussi – ce que peu savent… – la persévérance et l’énergie nécessaires.
Une telle diversité étonne, une telle abondance stupéfie… Comment est-ce possible ? Il est vrai que c’est par un travail acharné que, en proie à l’angoisse, l’homme conjure la solitude du philosophe. Ainsi, celui qui a pu soupirer « J’ai eu le sentiment parfois, de suivre un chemin tournant autour d’un précipice… » surmonta-t-il, inégalement, les tourments de l’existence. Auprès de lui, son interlocutrice d’élection, Monique Naar, son épouse, professeur de philosophie en khâgne, disparue trois ans avant lui, le retint maintes fois au bord du gouffre et contribua largement à son accueillante générosité. Entre eux, un horizon commun et privilégié, la philosophie certes, mais aussi la musique, qui seule permet de saisir la quintessence du monde.
Dans un même ouvrage, méditatif, si profondément philosophique, L’Archipel de la conscience européenne,Alexis Philonenko, définit à la fois la guerre et l’assassinat comme des actes qui n’appartiennent qu’à l’homme, et la confiance dans la pensée comme seule capable de délivrer l’homme de ses angoisses et de ses tourments. Le primat de la pensée est ainsi pour lui le principe d’une définition de l’Europe ; il va jusqu’à définir celle-ci comme « le continent de la métaphysique » car ce qu’il y a de fondamental dans la pensée métaphysique, c’est la confiance dans la pensée. Il se dit ainsi convaincu que seul l’approfondissement par les Européens de la cohésion spirituelle qui les unit fera de l’Europe autre chose qu’une communauté plus ou moins précaire d’intérêts…
La confiance dans la pensée… N’est-ce pas ce qu’Alexis Philonenko souhaitait, au fond, nous léguer ?
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