vendredi 30 août 2019

LES TROIS GLACIATIONS


"La première fut la glaciation stalinienne. Elle marque notre après-guerre. Dans l'intelligentsia, les mots étaient encore gelés, les paroles surveillées, les opinions contrôlées, les échanges interdits. Quiconque mettait en doute l'excellence du régime dirigé par le camarade Staline ne pouvait être qu'un agent de l'impérialisme américain. La nature proprement meurtrière de la dictature soviétique était pourtant aveuglante, même pour les moins avertis ; mais partagés entre la force de l'évidence et la pression du politiquement correct, beaucoup d'intellectuels multipliaient les contorsions qui ont conduit nombre d'entre eux à la dépression nerveuse, voire à la tentation du suicide.
La deuxième glaciation fut maoïste. Elle ne disposait pas de cet énorme arsenal que constituait un parti communiste puissant, respecté, voire hégémonique dans certaines disciplines. Ses dévots avaient beau répéter - déjà! - que le maoïsme «n'avait rien à voir» avec le stalinisme, le ver était dans les esprits. Pour écarter le doute, ils répliquaient par un surcroît de ferveur et d'obséquiosité envers le nouveau dieu vivant. Ce furent les Chinois eux-mêmes qui les détrompèrent, comme les Russes l'avaient fait précédemment pour Staline.
La troisième glaciation, nous la vivons de nos jours, c'est la glaciation islamiste. Le «rien à voir avec», qui est à la dévotion gauchiste ce que le «en même temps» est à l'univers mental du macronisme, s'est affirmé comme jamais. C'est la pensée schizophrénique appliquée à la politique. On a vu ressurgir chez certains intellectuels le même type d'argumentation qui avait cours dans les précédentes glaciations: la théorie de l'encerclement par l'impérialisme, l'érection de l'islam en «religion des pauvres», le ressentiment érigé en moteur de l'histoire, etc.
De ce rapprochement, je veux tirer quelques conclusions.
L'intellectuel «engagé» n'est rien d'autre qu'un militant dépravé, tenté de se faire pardonner, par un fidéisme sans limites, sa mauvaise conscience de n'être ni un pauvre ni un élu de l'histoire.
L'intellectuel, qui est normalement un professionnel du doute, devient dès qu'il chasse en bande le plus crédule et le plus servile des hommes. Ce n'est pas pour rien que l'on a vu, pour dénoncer la prétendue islamophobie, des intellectuels se regrouper pour lyncher un de leurs semblables. Pierre-André Taguieff, Sylvain Gouguenheim, Olivier Grenouilleau, Marcel Gauchet, Michel Houellebecq, Alain de Benoist, Kamel Daoud, Alain Finkielkraut ont été parmi tant d'autres quelques-unes des victimes de ces lynchages collectifs qui ne déshonorent que leurs auteurs. L'intellectuel a le devoir déontologique de rester un homme seul ; on ne devrait avoir le droit d'employer ce mot qu'au singulier.
L'intellectuel est le plus religieux des hommes. Quand un individu perd la foi, il s'installe dans l'agnosticisme. Un intellectuel qui perd la foi en recherche immédiatement une autre. Ce n'est pas pour rien qu'autour de Staline, puis de Mao, aujourd'hui de l'islamisme, se développe chez beaucoup un culte de nature religieuse, qui leur tient lieu de transcendance."

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